Les rares tournages des rares productions télévisuelles de cette année, ou plutôt, de ce trimestre, destinés au programme de ce Ramadan, ont été tous arrêtés à la fin de ce mois de mars. Confinement oblige.
Du coup, les réalisateurs, comédiens, et autres techniciens, heureux d’être les rares chanceux du “milieu” à avoir décroché du travail, même pour quelques semaines, ont dû déchanter, et rentrer chez eux, la mort dans l’âme, et les poches vides.
Résultat de cette situation inédite dans l’histoire cahotante de l’audiovisuel algérien, tout comme la situation inédite du confinement de toute la planète, les téléspectateurs algériens, ne pourront pas accompagner leur traditionnelle “H’rira”, pas leur traditionnels “séries-sitcoms-sketchs-chorba”.
Course perdue contre la montre.
Cela n’aurait pas été le cas si ces tournages destinés exclusivement à la grille du Ramadan, donc pour le mois d’avril, avaient été entamés, comme cela se fait de par le monde, 9 ou même 12 mois à l’avance. On ne commence pas le tournage d’une série, ou d’un sitcom, au mois de mars, pour les diffuser au mois d’avril. Ce n’est pas sérieux, encore moins professionnel.
Et pourtant, c’est comme ça que cela se passe en Algérie. Entre la commande du scénario et la diffusion du produit, rares sont les productions qui ont dépassé 6 mois pour leur «mise-en-boite». Scénario (quand il y a un scénario, faut-il le mentionner), tournage, montage et post-production, en 2 mois chrono !! Même Bollywood aurait du mal à faire plus vite.
S’il y avait un concours de vitesse de production d’un feuilleton ou d’un sitcom, les «boites de prod» algériennes seraient les championnes du monde. Mais de vitesse uniquement. Car pour ce qui est de la qualité…
Intrus et indus occupants de l’audiovisuel.
Mais pourquoi le milieu audiovisuel algérien a-t-il adopté cette méthode «anti-professionnelle» de produire à la dernière minute ?
Selon certains réalisateurs et comédiens avérés, les raisons sont multiples et complexes, et sont le fruit de plusieurs facteurs qui se sont accumulés au fil des années.
En premier lieu, tous insistent pour clamer haut et fort qu’il n’existe en Algérie, aucun producteur de films, dans le sens propre du terme. «Qu’il soit destiné au cinéma ou à la télé, aucun film n’a été entièrement financé par un producteur, ni même par un groupe de producteurs» tonne le réalisateur Ketita Mohamed Charaf Eddine, démentant ainsi, les déclarations de certains opérateurs qui se présentent sous le titre «pompeux», de producteur.
«Ils sont tout au plus des producteurs exécutifs, qui travaillent uniquement avec l’argent des institutions étatiques, comme le ministère de la Culture ou la télévision nationale. Jamais personne de ce milieu n’a sorti de sa poche ne serait-ce que quelques dizaines de millions, pour financer un film ! Jamais !» Poursuit-il avec colère.
Abderrahmane, jeune comédien qui compte à son actif plusieurs rôles dans 3 sitcom, et 2 courts-métrages, est catégorique sur la cause de la médiocrité des productions télévisuelles de ces dernières années :
«Même lorsque la télévision ou le ministère de la Culture finançaient des projets de feuilletons, ou des longs-métrage, c’était toujours des boites de production sorties de nulle part, et dirigées par des affairistes qui n’avaient aucune relation avec le domaine du cinéma ou la télévision, qui réussissaient à placer leurs projets et rafler la mise. Pour ensuite bâcler le travail, en tournant souvent sans scénario, ni véritable casting, et en expédiant le tournage en quelques semaines.»
Lorsqu’on lui demande à quoi cela est-il dû, un large sourire moqueur se dessine sur son visage : «Wechkhouya ? Winerakâayech, tu vis où ? S’il y a des institutions où la corruption a régné en maitre du temps de la «issaba» (le gang) c’était au ministère de la Culture, et à la télévision nationale. Le jour où on ouvrira les dossiers des films, documentaires et autres émissions télé, financés par ces deux institutions durant les 20 dernières années, ça sera des scandales qui n’auront rien à envier à ceux du montage de voitures, ou de l’importation de gravats», ajoute-il dans un ton de rage à peine contenue.
Le fait qu’il parle de ces pratiques illicites au passé, signifie-t-il qu’elles appartiennent désormais au passé, et que les choses ont changé ?
«Beaucoup de responsables au ministère, et à l’ENTV ont été limogés. D’autres sont poursuivis en justice, et cela nous donne une lueur d’espoir pour un changement positif. Mais depuis plus d’une année, la télévision nationale n’a plus financé ou lancé la moindre production, pour cause d’austérité. Quant au cinéma, il a été mis en «stand-by», lorsque le ministère de la Culture a fait part de sa volonté d’ouvrir de larges consultations, pour mettre en place les nouvelles mesures et lois qui font cruellement défaut au secteur du cinéma, des arts, et de la culture en général, à commencer par le statut de l’artiste. Un statut qui n’a toujours pas vu le jour, 18 ans après sa discussion au parlement algérien.»
Salim fellouhi, qui compte plusieurs productions à son actif en qualité de technicien-son en post-production, est quant à lui carrément pessimiste. «Même avec de nouvelles lois, la production audiovisuelle continuera à patauger dans la même médiocrité, et les mêmes pratiques douteuses. Les producteurs exécutifs continueront à ne pas payer les dus des jeunes comédiens et des techniciens, à qui ils continueront de refuser la remise d’une copie de leurs contrats, pour échapper aux poursuites. Les mêmes réalisateurs et scénaristes autoproclamés, continueront de porter atteinte au bon gout, et au moral des téléspectateurs, qui continueront à leur tour, à zapper sur les chaines marocaines, syriennes ou égyptiennes, pour regarder de vrais sitcoms drôles, et de vraies séries et feuilletons haletants.»
Après quelques longues secondes de silence, il rajoute, d’une voix calme : «Pour moi, l’audiovisuel, c’est terminé. Marre de vivre comme un mendiant, en travaillant 2 mois par année. D’ailleurs, je suis en train de finaliser l’équipement de mon studio d’enregistrement. Je compte produire très bientôt un jeune chanteur de Raï, qui va faire un malheur. Tu sais khouya, dans le milieu du raï, les choses sont claires, et les règles bien établies. Il suffit de les respecter, pour vivre confortablement de son travail.»
Entre découragement, désir d’exil, et espoir de changement.
Le confinement général qu’a imposé la pandémie du Coronavirus, a ajourné sine die, toutes les activités culturelles et artistiques, à travers toute la planète. Sauf que chez nous, ce «sine die» dure depuis trop longtemps, et risque de durer plus longtemps encore. Du moins, c’est la crainte qu’exprime de nombreux artistes.C’est le cas de Ilyes Merah, un jeune comédien, 26 ans, qui a eu le premier rôle dans 2 séries comiques destinées à une chaine privée, depuis 2 ans déjà, mais qui n’ont pas encore été diffusées pour une question de payements de droits. «Je ne suis pas du tout optimiste. Des amis me disent que je suis encore jeune et très doué, et je les crois volontiers (rires). Ils me harcèlent pour que je «traverse la mer», pour tenter ma chance là-bas, là où on respecte l’artiste, et on lui donne les chances qu’il mérite. Et je crois que c’est ce que je vais faire. Sinon, je laisse tomber pour reprendre mes études, et avoir un métier moins aléatoire. »
Ce sentiment de découragement et de désir de «partir», est partagé par beaucoup de comédiens, et de réalisateurs surtout, renforcés dans leurs convictions par les exemples de réussite du réalisateur-comédien Lyes Salem, Tarek Teguia, MerzakAllouache, ou encore Malek Bensmail, auteur d’un excellent film-documentaire en 2018, La Bataille d’Alger, un film dans l’Histoire .
« Le risque avec l’exil de jeunes et talentueux réalisateurs ou scénaristes algériens, en plus d’appauvrir la scène artistique et culturelle du pays, c’est les manipulations et pressions qu’ils risquent de subir de la part des producteurs européens, afin que leurs films propagent une vision contraire à celle de notre pays, surtout s’il s’agit de films qui traitent de sujets historiques. On a déjà eu un aperçu avec toute les manipulations, et la polémique qui a entouré le projet du film sur l’Emir Abdelkader», tient à souligner El Hadi N. étudiant au département critique cinéma, à l’université d’Oran. Il ajoute d’un air désolé «Des décisions de censure, incompréhensibles et contre-productives, comme l’interdiction de projection du film «Papicha», risquent fort de convaincre encore plus, ces jeunes réalisateurs, à quitter définitivement le pays. Nous subirons ainsi un exode d’artistes, après avoir souffert de l’exode de médecins, d’intellectuels, d’écrivains, et toute la sève dont le pays a un besoin vital, pour entrer sereinement dans la modernité et le développement. »
Le constat général qu’il est aisé de faire avec tous ces témoignages, est que l’état des lieux de la production audiovisuelle, cinéma et télévision confondus, est on ne peut plus sombre. 60 ans après l’indépendance, la création artistique et culturelle par l’image, se retrouve dans une impasse, que seule une volonté politique lucide et audacieuse surtout, peut l’en faire sortir. L’espoir est-il permis, après que le président ait donné «ordre» au gouvernement et ses ministres concernés, de réunir les conditions nécessaires afin atteindre l’objectif de 20 longs métrages par an ? Seul l’avenir le dira.
En attendant, sur tous les médias de la planète, les journalistes et les analystes, assènent en boucle, que l’après-Corona, ne ressemblera en aucun cas à l’avant-Corona. Ce changement, le monde entier l’espère. Et les artistes algériens encore plus.
Par Abdelhafid Boualem.